VERS LA FRANCE : 1827
En 1827, dans un village osage situé au bord de la rivière Osage, au cœur du Kansas, un groupe de femmes et d’hommes se prépare à entreprendre un voyage extraordinaire : rejoindre la France, cette terre lointaine, jadis alliée, dont les anciens gardent un souvenir empreint de respect et de curiosité.
Depuis quatre ans, ces Osages accumulent des peaux de castor, de renard et d’ours ; leur seule richesse, qu’ils comptent échanger contre une traversée de l’océan Atlantique, qu’ils appellent « la Grande Eau ». L’expédition s’organise : une douzaine de volontaires, déterminés, construisent des radeaux, rassemblent leurs effets, leurs armes, leurs provisions, et prennent le large.
Leur périple commence en descendant le Missouri. L’objectif était d’atteindre la Nouvelle-Orléans en passant par le Mississippi, puis embarquer pour l’Europe. Mais peu avant d’atteindre Saint-Louis, la catastrophe survient : les radeaux chavirent dans les rapides. Les fourrures, soigneusement stockées, sont perdues. La plupart des membres du groupe y voient un mauvais présage et renoncent à poursuivre l’aventure.
Seuls six d’entre eux refusent d’abandonner.
Parmi eux, Ki-He-Kah-Shinkah, dit Petit-Chef, guide le groupe avec calme et autorité. À ses côtés, son épouse Gthe-Do’n-Wi’n, Femme-Faucon, incarne la dignité et la force tranquille. Ils sont accompagnés du guerrier Washinka-Sabe, Esprit-Noir, et de sa jeune épouse Mi-Ho’n-Ga, Soleil Sacré, âgée de dix-neuf an s. Le groupe compte aussi A-Ki-Da-Tonkah, Grand-Soldat, le héraut du village, ainsi que le plus jeune, Minckchata-hooh, Jeune-Soldat.
Arrivés à Saint-Louis, alors simple bourgade au confluent du Missouri et du Mississippi, les Osages croisent le chemin de David Delaunay, un Français arborant l’uniforme d’un colonel de l’armée américaine. Intéressé par leur histoire et conscient du potentiel médiatique de leur présence en Europe — en pleine période romantique, où les récits exotiques passionnent les lecteurs — il leur propose de financer leur traversée. En retour, ils l’accompagneront en France, où il compte les présenter au public.
Les Osages acceptent. Ensemble, ils descendent le Mississippi à bord d’un bateau à vapeur, rejoignent La Nouvelle-Orléans, puis embarquent sur un voilier, le New England, à destination du Havre.
Nous sommes à la fin du mois de juin 1827. Six membres de la nation osage voguent désormais vers l’inconnu, porteurs d’une mémoire ancienne et d’un rêve audacieux : retrouver les Français, ces « alliés d’autrefois », et renouer avec un passé à la fois mythique et bien réel.
JUILLET : 1827
Le 27 juillet 1827, sous un soleil éclatant, le voilier New England accoste dans le port du Havre. Toute la ville est en effervescence. La veille, la rumeur de l’arrivée imminente d’Indiens d’Amérique s’est répandue comme une traînée de poudre. Ce jour-là, quarante mille personnes, soit la population entière du Havre, se sont rassemblées sur les quais, sur les balcons, les toits, même les mâts des navires. L’accueil est aussi impressionnant qu’inattendu.
Sur le pont du voilier, les quatre guerriers osages apparaissent, immobiles, fiers. Le torse nu, la peau brillante sous la lumière, les visages peints de rouge et de vert, ils imposent par leur présence. Leurs crânes, rasés à l’exception d’une crête ornée de plumes d’aigle, ajoutent à cette image saisissante. À leurs bras, des plaques d’argent ; autour du cou, des colliers de perles. Les deux femmes du groupe portent leurs plus belles tenues traditionnelles, aux couleurs vives, les cheveux soigneusement coiffés tombant dans le dos, parés de plumes.
Dans une atmosphère de liesse, il faut du temps pour les faire descendre du bateau tant la foule est dense. On les conduit ensuite à l’hôtel de Hollande, où ils passeront leur première nuit en France. Leur première visite fut pour le maire qui les reçut selon la tradition française qui veut que tout discours officiel soit dignement arrosé. Le muscat de Rivesaltes qui fut servi ce jour-là en fit voir de toutes les couleurs à Grand-Soldat qui avait un peu forcé sur la dégustation.
Les jours suivants sont rythmés par une série de réceptions, démonstrations et festivités : promenades en calèche, parades militaires, démonstrations de voltige, expériences de physique « amusante », banquets, cadeaux… Les femmes françaises sont fascinées par les deux jeunes Indiennes à qui elles offrent des bijoux et des objets de toilette, aussitôt acceptés avec émotion. L’ambiance est chaleureuse, presque trop. Mais très vite, l’attention se tourne vers Paris.
Le 7 août, les six Osages, vêtus pour l’occasion de redingotes bleues, embarquent sur le bateau à vapeur Duchesse d’Angoulême pour remonter la Seine. Première escale : Rouen. Là aussi, l’enthousiasme est au rendez-vous. Encore une fois, quarante mille personnes attendent patiemment, rassemblées devant leur hôtel ou aux abords du théâtre.
La presse s’en empare. Le Moniteur du 12 août écrit : « Les six Indiens font fureur à Rouen. La foule assiège continuellement l’hôtel qu’ils occupent. Le 8 août, ils se sont rendus au spectacle dans une voiture découverte et, en costume, dans la loge du gouverneur… Après le premier acte le prince s’est levé et a débité dans sa langue bien des choses fort agréables sans doute mais auxquelles nous n’avons rien compris…»
L’intérêt est tel que même leur silence fascine. On commente leurs gestes, leur maintien, leur regard. Rouen ne les gardera que cinq jours. Dès le 13 août les Osages montaient dans le “vélocifère” en direction de Paris.
PARIS
Leur première sortie à Paris fut pour rendre visite au baron de Damas, ministre des affaires étrangères, qui les avait conviés à un somptueux repas de quarante couverts. Les Osages, impressionnés par le faste et l’élégance des lieux, furent accueillis avec tous les honneurs dus à des invités de marque. Deux jours plus tard, le 21 août, ils se rendirent à la cour à Saint-Cloud, où ils furent présentés à Sa Majesté Charles X et aux princes de la famille royale. Vêtus de leurs plus beaux atours traditionnels, ils offraient un spectacle exotique et fascinant à la cour française.
Ces devoirs officiels accomplis, les Osages devinrent la proie du public parisien, avide de curiosités et de sensations nouvelles. L’astucieux Delaunay, toujours à l’affût d’opportunités, fit paraître dans les journaux une note selon laquelle on pouvait se procurer, moyennant finances, les lettres d’entrée indispensables pour être reçus par les Indiens. Cette initiative, bien que critiquée par certains, attira une foule de curieux désireux de rencontrer ces visiteurs lointains.
Parallèlement, les directeurs de théâtre se disputaient le privilège d’accueillir les Osages, dont la présence, annoncée d’avance, avait la vertu infaillible de remplir les salles, quel que fût le spectacle proposé. Ainsi, on les traîna successivement à l’Opéra, où ils assistèrent à des représentations grandioses, à la Gaieté, aux Nouveautés, aux Variétés et à l’Odéon. Le Figaro écrit malicieusement : « Les directeurs de théâtre viennent de faire chacun une commande de six sauvages pour la prospérité de leur administration. »
À Tivoli, les Osages furent la vedette de plusieurs « fêtes extraordinaires ». Leur présence fut également remarquée aux journées aquatiques de Bercy, où ils admirèrent les jeux d’eau et les spectacles nautiques, et au cabinet des cires, où ils purent voir leurs sosies sculptés. Ils montèrent à bord du bateau à vapeur de Paris à Saint-Cloud, assistèrent aux exercices militaires de Vincennes et visitèrent le Jardin du Roi, où ils contemplèrent avec émerveillement la fameuse girafe, attraction en vogue de l’époque.
Une douce folie s’empara des Parisiens. Dans les cafés, on servait le « punch aux Osages », et la haute couture lança des « osagiennes » ou « missouriennes » en laine, inspirées par les tenues traditionnelles des visiteurs. La mode était aux Osages, bien qu’elle fût éphémère.
Fin octobre, la presse cessa de parler des Osages. Peu de temps après, Delaunay, reconnu comme escroc par une ancienne victime, fut mis en prison. Livrés à eux-mêmes, les Osages ne savaient comment faire pour rentrer dans leur pays. Ils prirent les routes de France, errant sans but précis.
Au printemps 1828, on retrouva leur trace en Belgique. À Liège, la jeune Soleil Sacré mit au monde des jumelles, dont l’une fut adoptée par une Liégeoise.
Le 1er janvier 1829, on les retrouva abandonnés et mourant de faim à Fribourg-en-Brisgau. Après quoi, ils errèrent à travers l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et jusqu’en Italie. Finalement, ils se séparèrent en deux groupes, sans doute à la suite d’un désaccord sur le moyen de rentrer au pays.
Les uns voulurent demander du secours à La Fayette et se dirigèrent vers Paris. Les autres comptaient sur Mgr Louis-Guillaume Dubourg, ancien évêque de la Louisiane, en poste à Saint-Louis, d’où il envoyait des missions évangéliques chez les Indiens des Plaines. Les Osages le connaissaient bien, et nombreux étaient les baptisés dans leur tribu. Ils avaient appris que Mgr Dubourg avait été nommé au siège du diocèse de Montauban, dans le sud-ouest de la France.
Petit-Chef, Femme-Faucon et Grand-Soldat traversent le sud de la France, leurs pas fatigués foulant les chemins poussiéreux. L’hiver, précoce cette année-là, commence déjà à mordre. Ils font une étape à Avignon, où l’adjoint au maire, Hector de Laurens, ému par leur sort, fait voter une petite subvention pour leur venir en aide. Cette générosité inattendue leur redonne un peu d’espoir dans cette terre lointaine.
Novembre 1829 : le petit groupe, affamé et épuisé, traverse le Pont-Vieux de Montauban. Le Tarn, gelé depuis plusieurs jours, reflète un ciel gris et froid. Au bout du pont, ils tournent à droite et remontent la rue des Bains, leurs silhouettes frêles se découpant dans le paysage hivernal. Encore quelques mètres et les voilà devant la grille de l’hôtel d’Aliès, résidence de l’évêque. La majestueuse demeure, aujourd’hui la mairie de Montauban, leur apparaît comme un refuge salvateur.
Louis-Guillaume Dubourg, informé de leur arrivée, les accueille en sa demeure et les réconforte. Touché par leur détresse, il leur offre un repas chaud et un abri pour la nuit. Le lendemain, il organise une collecte dans le diocèse, sollicitant l’aide des bourgeois, des notables, et même du maire de Toulouse. Les Montalbanais, connus pour leur générosité, répondent présent. En quelques jours, la somme nécessaire pour leur voyage de retour est réunie, et le cauchemar va enfin prendre fin.
Avec des cœurs remplis de gratitude, les Osages embarquent sur un bateau qui descend le Tarn, puis la Garonne jusqu’à Bordeaux. De là, le Bayard les ramènera enfin au pays, mettant un terme à leur long et périlleux périple.
Et les trois autres ?
Ils échouèrent à Paris en septembre 1829, où le Consul général des États-Unis, Mr Barnet, aidé par La Fayette, les hébergea et les nourrit. La Fayette, toujours soucieux du sort des autres, s’assura qu’ils soient traités avec dignité et respect. Finalement, il put les faire embarquer au Havre pour leur retour tant attendu.
Mais au moment même de leur départ, tous leurs effets furent saisis par des créanciers en gage des dettes qu’avait contractées en leur nom leur malhonnête manager. Ce fut un coup dur pour les Osages, qui perdaient ainsi tout ce qu’ils avaient acquis durant leur séjour. Enfin, comble de malheur, deux hommes succombèrent de la variole au cours du voyage, laissant la jeune Soleil Sacré rentrer seule au pays natal avec son bébé.
De retour dans leur village, les Osages racontèrent leurs aventures et mésaventures. Leur séjour de deux ans et demi en France avait laissé dans leur esprit des traces profondes. Cette histoire ne s’éteignit pas avec ceux qui l’avaient vécue, mais leur survécut grâce à la tradition orale, transmise d’une génération à l’autre avec une grande fidélité.
En effet, l’histoire fut écrite pour la première fois en 1929 dans le Bulletin de la Société d’Histoire du Missouri. Elle fut reprise ensuite dans le magazine français Historama (N°40 de juin 1987) dans un article intitulé « Des Peaux-Rouges à Paris » signé de Guillaume de Bertier de Sauvigny, auquel la partie de ce récit qui se déroule en France doit de larges emprunts. Ainsi, l’odyssée des Osages en France reste gravée dans l’histoire, un témoignage poignant de leur courage et de leur résilience.
Les Indiens, avec leur présence enracinée, gênent les Blancs dans leur projet d’expansion vers l’ouest. Les Osages, comme tant d’autres nations autochtones, vont être déplacés d’une réserve à une autre, du Missouri au Kansas, pour finalement arriver en Oklahoma. Une réserve leur est attribuée au nord de ce qui s’appelait alors le « Territoire indien », aujourd’hui l’Oklahoma. Ce territoire, bien que correspondant en superficie à deux départements français, s’avère insuffisant pour la chasse. Les bisons, autrefois si nombreux, ont disparu, et avec eux, une partie de l’âme des Osages. La tribu s’étiole, la tribu s’endort, le cœur n’y est plus.
La couverture Osage, c’est la nappe d’or noir qui imbibe le sous-sol de la réserve comme une éponge. On connaissait déjà l’existence du pétrole, mais avant le début du XXe siècle, qui aurait pensé à cette huile noire et nauséabonde pour faire tourner les moteurs ? L’irruption de l’automobile va tout changer. L’Oklahoma, le Texas, une partie du Kansas se couvrent de derricks. Dans la réserve Osage, les puits sont parmi les plus riches. Les Osages vivent alors le plus grand miracle économique de leur histoire. Les sociétés pétrolières sont invitées à exploiter le gisement et payent de grosses royalties à la tribu. Officiellement, le rôle tribal tenu par le Bureau des Affaires Indiennes recense 2229 Osages en 1909. Ils se verront attribuer des parts d’actions, chaque Osage vivant à la date de la répartition, adulte ou enfant, y compris les nouveau-nés, étant crédité de parts au porteur.
C’est la richesse soudaine. Les moins prudents se lancent dans une vie fastueuse, se faisant construire des palais, achetant les voitures les plus luxueuses, couvrant leurs épouses de bijoux. Les gazettes américaines n’en finissent pas de décrire cette vie dispendieuse et, au besoin, en rajoutent. Cela n’échappe pas à l’attention d’aventuriers, d’escrocs et de filous qui exploitent à outrance la naïveté des Osages, peu coutumiers du maniement des dollars. Les plus sinistres de ces bandits vont aller jusqu’à la violence. Meurtres, explosions criminelles, incendies volontaires découragent les victimes, qui s’enfuient, la plupart vers le sud de la Californie, où ils demeurent unis entre eux et reliés à leurs familles d’Oklahoma.
D’autres familles Osages, plus prudentes, ont misé sur l’éducation et envoyé leurs enfants dans les meilleures écoles. Ils en reviendront bardés de diplômes et occuperont des positions enviables dans la société américaine.
Aujourd’hui, la tribu osage existe toujours et compte une douzaine de milliers de membres, dont environ la moitié vit toujours dans la réserve, appelée aujourd’hui « Comté Osage ». Son Conseil tribal se réunit régulièrement à Pawhuska, la capitale, également chef-lieu du comté Osage. Les Osages exercent les professions les plus variées, ou sont parfois chômeurs, mais quelle que soit leur condition sociale, ils vivent selon les standards américains.
Cependant, malgré les différences de parcours et de conditions sociales, les Osages se retrouvent unis lors des cérémonies traditionnelles. Jeunes et anciens se rassemblent pour perpétuer leurs traditions, préserver leur identité et célébrer leur culture commune.
Les Osages aujourd’hui sont des guerriers culturels !